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Fondements de la connaissance

Insuffisances des réflexions philosophiques actuelles sur le développement durable

La philosophie actuelle du développement durable repose sur 27 principes adoptés à Rio de Janeiro en 1992, qui nous paraissent insuffisants, vu l'ampleur des problèmes que nous rencontrons en matière de durabilité.

J'ai jugé important d'ouvrir une page spécialement consacrée aux fondements de la connaissance car, au cours d'une réunion du groupe X-philosophie consacrée à la philosophie du développement durable, le philosophe qui était invité a jugé que le développement durable n'avait pas fait l'objet jusqu'à présent de réflexions philosophiques suffisantes, comme cela a été le cas avec la philosophie des Lumières et la définition des droits de l'homme et du citoyen.

Ce que nous trouvons insuffisant, c'est que les principes du développement durable ne remettent pas en cause les théories de la connaissance qui sont apparues avec la modernité. 

À titre d'exemple, nous examinerons deux de ces principes, souvent invoqués :

 

Le principe de précaution

Le principe de précaution figure dans la déclaration de Rio. C'est le principe 15 :

« En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. »

Ce principe est souvent interprété en pratique par le blocage de la commercialisation de techniques qui présentent un risque pour l'environnement. L'exemple type est celui des organismes génétiquement modifiés. Nous nous trouvons avec les OGM devant une incertitude devant les risques pour la santé et l'environnement. Il y a deux attitudes :

  • celle des Américains qui voient dans les OGM une chance de subvenir aux besoins alimentaires croissants de l'humanité ;
  • celle des Européens qui voient dans les OGM un risque pour la santé, et qui pour cette raison encadrent strictement leur commercialisation par une forte réglementation.

Le principe de précaution, du moins tel qu'il est interprété, comporte trois inconvénients :

  • il entraîne une logique de conflit : conflit entre les pays plutôt favorables à une technique, et ceux qui y sont plutôt défavorables ;
  • il entraîne une logique de gaspillage : on consacre des efforts de développement importants pour des techniques qui ne seront peut-être pas utilisées ;
  • il ne s'applique qu'à l'environnement, alors qu'en pratique, les aspects environnementaux, sociaux et économiques (les trois piliers du développement durable) sont étroitement liés.

Les partisans du progrès technique parlent souvent, au sujet du principe de précaution, de retour de l'obscurantisme. Nous essaierons d'éviter ces objections polémiques en faisant remarquer que le principe de précaution ne remet pas en cause le fondement des connaissances techniques.

Ce qui nous paraît important, c'est de revoir les principes philosophiques de la connaissance, comme nous le verrons plus loin.

 

Le principe pollueur-payeur

Le principe pollueur-payeur figure aussi dans la déclaration de Rio. C'est le principe 16 :

« C'est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l'intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l'investissement. »

Ce principe est également louable, mais il ne traite que des problèmes de pollution qui se présentent déjà. Sans doute, ce principe est dissasif vis-à-vis de pollueurs potentiels.

Cependant, les problèmes qui se posent aujourd'hui sont souvent très complexes. Prenons l'exemple des marées noires. On se rend compte que, pour ce type d'accidents, le nombre de parties prenantes est très important, et qu'il est extrêmement difficile de déterminer équitablement les parts de responsabilité des différents intervenants.

Comme pour le principe de précaution, ce principe n'est qu'un pis-aller.

 

Revenir aux fondements

Il nous paraît important de revenir à des fondements en matière de développement humain.

Einstein disait : « Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu'il a été créé. »

Nous avons vu dans la page « Changement de paradigme » que nous voyons dans la philosophie cartésienne l'origine principale de la crise de la modernité. Descartes a voulu tourner le dos à la philosophie scolastique (« au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles », sixième partie du Discours de la méthode).

Or, certaines idées répandues au Moyen Âge nous paraissent particulièrement intéressantes, comme par exemple la théorie des facultés de saint Thomas d'Aquin, ou la théorie aristotélicienne de la causalité. Il est évident que si, comme je l'ai entendu, on considère que « ceux qui s'intéressent au Moyen Âge sont des ivrognes et des drogués », on n'aura pas beaucoup de chances de se sortir des impasses où l'humanité s'est engagée. Il faut avant tout dépasser ce genre de blocages psychologiques.

Redécouvrir la théorie des facultés de la scolastique

Thomas d'Aquin facultésSaint Thomas d'Aquin (1224-1274), théologien chrétien

Description de la théorie des facultés de la scolatique

La théorie des facultés a été développée au XIIIe siècle par les philosophes scolastiques, et notamment par saint Thomas d'Aquin.

Elle repose sur l'identification, chez l'être humain, de sens externes, et de sens internes :

  • les sens externes sont les cinq sens : vue, ouïe, odorat, toucher, goût ;
  • les sens internes sont le sens commun, l'imagination, l'estimative, et la mémoire.

 

Évolution due à Descartes

En fait, le sens commun (sensus communis) a été remplacé par le bon sens avec Descartes, qui fut le premier à employer ce terme dès l'ouverture du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Sans doute Descartes n'a-t-il pas très bien soupesé les conséquences potentielles de la révolution philosophique qu'il allait déclencher. Il n'a pas donné de définition de ce qu'il appelait le bon sens, et les phrases qui suivent l'emploi du terme dans le discours de la méthode sont assez obscures. Si l'on cherche à décoder les propos de Descartes, dans le contexte de son époque, on est amené à penser qu'il voulait dire que le bon sens finirait par l'emporter pour faire accepter le modèle héliocentrique de l'univers (le Discours de la méthode a été écrit en 1637, soit quatre ans après le procès de Galilée). Bien sûr, Descartes n'a jamais été explicite dans cette intention, car il craignait les foudres de l'Inquisition.

Descartes va faire reposer le bon sens sur les mathématiques : « à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons » (première partie du Discours de la méthode).

Descartes est aussi le premier qui ait engagé la réflexion philosophique en Occident vers la suprématie du sujet pensant (Cogito, ergo sum). Avec Descartes, c'est la naissance de l'individualisme.

 

Évolutions ultérieures

De nouvelles conceptions de la connaissance vont apparaître dans la continuité de la philosophie cartésienne. Spinoza, par exemple, dans le traité de la réforme de l'entendement, distingue quatre modes de perception :

  • la perception par les sens ;
  • la perception par l'expérience ;
  • la perception par le raisonnement déductif ;
  • la perception par l'intuition.

Il va résulter de cette révolution copernicienne un bouleversement dans les méthodes d'enseignement. On va surtout développer considérablement le raisonnement déductif. C'est ainsi que les enseignements de mathématiques ont pris une grande importance dans les enseignements secondaires et supérieurs en France, ainsi que dans la plupart des pays d'Occident.

 

Analyse de la conception moderne de la connaissance et comparaison avec celle de la scolastique

Il apparaît que la conception moderne de la connaissance est une conception surtout individualiste, dans l'esprit de la philosophie cartésienne. Par exemple, les modes de perception auxquels fait référence Spinoza sont avant tout propres à un individu.

On peut remarquer un certain contraste avec les sens internes de la scolastique qui, eux, peuvent s'envisager sur un mode collectif :

  • le sens commun est par définition collectif ;
  • l'imagination peut s'appuyer par exemple sur des œuvres d'art et s'envisager de manière collective ; on parle d'un imaginaire collectif ;
  • l'estimative, capacité à évaluer par exemple des coûts ou des risques, peut aussi s'exercer de manière collective dans de grands projets ;
  • la mémoire a aussi une dimension collective importante, à travers la perception commune des événements du passé.

En pratique, si j'examine mon expérience personnelle, je constate que j'ai été largement formé au raisonnement déductif au cours de mes études secondaires et supérieures, mais que ce type de raisonnement ne m'a pratiquement été d'aucune utilité pendant ma carrière. Je ne suis sans doute pas le seul. Bon nombre d'ingénieurs confirmeront d'ailleurs que ce qui leur a été le plus utile dans leur carrière, c'est la règle de trois !

Un point a été déterminant dans ma carrière : cela a été le choix du format de la date dans le seul développement informatique que j'aie effectué (voir la page Mon parcours). On voit que cette décision a été le fruit d'un échange entre mon analyste et moi-même. Cette décision n'a été le résultat d'aucun raisonnement déductif , seulement :

  • du sens commun : retenir un format d'année communément admis dans l'Histoire ;
  • de l'imagination : imaginer les nombreuses interfaces entre une application et les autres risquant de générer des incohérences ;
  • de l'estimative : estimer la durée de vie d'une application à mettre en œuvre en fonction de celle de l'application qu'elle remplace ;
  • de la mémoire : garder en mémoire une expérience dans un domaine, le nucléaire, où l'on attache de l'importance à la durée de vie d'un équipement.

Il apparaît donc que la théorie des facultés de la scolastique revêt un intérêt tout particulier.

 

Conclusion

La modernité a introduit une conception individualiste de l'intelligence, ce qui a totalement dénaturé le sens profond du mot. En effet, intelligence vient du latin interligere qui signifie lier entre. Il ne peut donc y avoir de véritable intelligence que collective.

La conception moderne de l'intelligence a conduit à former des ingénieurs qui sont devenus, à la suite de Descartes, des apprentis sorciers : ils ont perdu le sens des limites de leurs activités. Ils ont beaucoup de mal à percevoir les conséquences dans leur métier de tout ce qui relève de la finitude écologique de la Terre : les notions d'empreinte écologique et de biocapacité par exemple.

Heureusement, le développement de la Toile introduit une conception qui tend à revaloriser les liens entre les individus. Espérons que ces liens, encore virtuels, deviennent réalité entre les êtres humains.

La théorie scolastique des facultés connaît aujourd'hui une nouvelle jeunesse avec la psychologie des facultés du philosophe américain Jerry Fodor.

L'École polytechnique prépare une réforme de l'enseignement qui tendra à privilégier le raisonnement inductif par rapport au raisonnement déductif. Cela va a priori dans le bon sens.

Redécouvrir la théorie aristotélicienne de la causalité

Développer la culture de sûreté

Sûrete nucléaire

L'Autorité de sûreté nucléaire veille à la protection de l'environnement et travaille avec les autorités de sûreté nucléaire de 16 autres pays européens

Mon expérience personnelle a montré que la culture de sûreté acquise dans un secteur critique pouvait porter des fruits dans un autre secteur où cette culture n'est pas autant valorisée.

Les secteurs économiques ont développé la culture de sûreté d'une façon très diversifiée.

 

Le secteur nucléaire

Ce secteur a dû développer une culture de sûreté dès sa création. Les conditions de fonctionnement d'un réacteur sont classées selon une échelle de gravité : fonctionnement normal, incident, accident, accident hypothétique. Le dimensionnement d'un réacteur se fait par une estimation de la fatigue des structures résultant d'un nombre prévisionnel de régimes transitoires appartenant aux catégories de fonctionnement normal, incidentel ou accidentel. Les accidents hypothétiques entraînent la perte du réacteur.

Le secteur nucléaire a fait évoluer la culture de sûreté au fur et à mesure des accidents qui se sont produits au cours de son histoire :

  • Prise en compte du facteur technique, avant l'accident de Three Mile Island ;
  • Prise en compte du facteur humain à la suite de l'accident de Three Mile Island ;
  • Prise en compte du facteur organisationnel à la suite de l'accident de Tchernobyl.

À cette liste de facteurs proposée par l'IRSN s'ajoute le facteur environnemental (et plus largement sociétal), qui a joué lors de l'accident de Fukushima, puisqu'il s'agissait des conséquences d'un tsunami.

 

Le secteur du BTP

Ce secteur a pris en compte les risques depuis longtemps, pour la construction d'ouvrages complexes (ponts, tunnels, barrages...).

Le secteur du BTP a tenu compte des conséquences des chocs pétroliers des années 1970, en mettant en œuvre des mesures d'économies d'énergie, pour l'isolation thermique des bâtiments (toitures, murs, fenêtres).

 

Le secteur automobile

Ce secteur a pris en compte très tôt les risques en distinguant la sécurité passive (pendant l'accident) et la sécurité active (avant l'accident).

Le secteur automobile a tenu compte des conséquences des chocs pétroliers des années 1970, en développant des moteurs plus économes en carburant. À partir des années 2000, les constructeurs automobiles se sont lancés dans le développement de véhicules hybrides ou électriques.

 

Le secteur informatique

Dans ce secteur, il n'y a, en apparence, pas de risque direct sur les personnes. La sécurité est envisagée sous quatre aspects : l'intégrité, la confidentialité, la disponibilité, et la non-répudiation. La sécurité n'est pas abordée sous un angle vraiment systémique. On a vu que le problème de l'an 2000 n'a commencé d'être traité par la plupart des informaticiens que moins de cinq ans avant l'échéance.

Le facteur environnemental n'a été pris en compte que très récemment, puisque les premières mesures relatives aux exigences du développement durable ont commencé en 2008 seulement. Malheureusement, les mesures prises se limitent le plus souvent à des économies d'énergie sur les équipements matériels, ce qui n'a aucun caractère systémique. Comme je l'explique dans les pages sens des mots et raréfaction des ressources, l'utilisation largement répandue en informatique d'un vocabulaire trompeur (virtuel, immatériel, dématérialisation,...) tend à jeter un écran de fumée sur ce qu'il serait nécessaire de faire pour que le secteur évolue véritablement vers un développement plus durable. On consultera la page Le secteur continue d'encourager des comportements tendant à l'obsolescence programmée.

Le secteur informatique reste encore marqué par une certaine culture du bidouillage, mais apprend à travailler de manière plus professionnelle : le Cercle éthique des affaires et le Club Informatique des Grandes Entreprises Françaises (CIGREF) ont néanmoins défini en 2006 les principes fondamentaux de la déontologie des usages des systèmes d'information.

 

Conclusion

Il y a encore des efforts immenses à produire pour développer une véritable culture de sûreté. L'Occident a été très marqué depuis deux siècles par une conception positiviste du progrès, qui faisait une confiance absolue aux sciences et aux techniques pour assurer le bonheur de l'humanité. Il y a des signes que cette conception perdure, avec l'utilisation de mots tels que « technologie », qui véhiculent une croyance scientiste selon laquelle tous les problèmes de notre époque pourraient être résolus exclusivement par les sciences et les techniques

Développer la culture de sûreté, c'est encourager nos facultés d'estimation des coûts et des risques de tous les projets, dans tous les secteurs, de la façon la plus globale et la plus holistique possible. On en revient aux facultés intellectuelles telles que les concevait saint Thomas d'Aquin, et que j'évoquais au début de cette page : sens commun, imagination, estimative et mémoire. Nous avons certainement survalorisé en Occident les facultés individuelles, et en particulier le raisonnement déductif, et nous avons limité notre compréhension des événements à une approche purement phénoménale.

Développer la culture de sûreté, c'est participer à un devoir de gérance, en garantissant le droit fondamental de sûreté des populations. C'est mettre en œuvre une éthique déontologique, c'est-à-dire développer le sens du devoir.

La culture de sûreté devrait être enseignée très tôt à l'école, en changeant la philosophie des enseignements en général