Utilité des mathématiques

Polémique suscitée par Luc Ferry

En 2018, le philosophe et ancien ministre de l'éducation Luc Ferry a suscité la polémique en déclarant que les mathématiques, à partir du niveau collège, n'avaient pas d'utilité dans la vie quotidienne.

Je dois confesser que, bien qu'ayant suivi une formation scientifique de haut niveau (classes préparatoires aux grandes écoles françaises d'ingénieurs, Polytechnique puis ENSTA), mon expérience me pousse à étudier soigneusement ce jugement critique du philosophe.

Je dois avouer en effet que, dans mon expérience professionnelle, je n'ai jamais eu à résoudre une équation du second degré, et même du premier degré, je n'ai jamais calculé une dérivée, ni une intégrale, je n'ai jamais fait de calcul matriciel, je n'ai jamais fait moi-même de calcul statistique ou probabiliste, je n'ai jamais eu l'occasion de faire une démonstration mathématique, comme je savais si brillamment le faire lors de mes études secondaires et supérieures. Pourtant, j'ai fait l'essentiel de ma carrière dans l'informatique.

Une utilité directe finalement limitée

Il est vrai que les mathématiques ne sont pas directement utiles dans la vie quotidienne et dans la vie professionnelle au-delà d'un certain niveau (que l'on peut situer au début du collège), pour une grande majorité de personnes.

Certes, dans certains métiers spécialisés, on peut être amené à utiliser des concepts mathématiques d'assez haut niveau. Je pense à la mécanique des structures, à la mécanique des fluides, très utile dans les calculs météorolohgiques notamment, Je pense aussi à la géodésie (GPS), aux mathématiques financières, ou dans le domaine de l'écologie très en vogue, aux modèles mathématiques utilisés pour faire des calculs de dynamique des populations, pour identifier les facteurs de risque dans l'extinction des espèces par exemple, etc; mais cela reste assez limité pour ce qui est du nombre d'emplois possibles. Toujours dans le domaine de l'environnement, on peut, à l'instar de notre ami Jean-Marc Jancovici, faire ce qu'il appelle des « calculs de coin de table » pour élaborer toutes sortes de graphiques pour démontrer que nous allons dans le mur en matière de réchauffement climatique à cause de l'exploitation des énergies fossiles, mais cela n'emploie que quelques personnes dans l'espace francophone et ne nécessite pas un haut niveau en mathématiques, mais plutôt un sens aigu de l'argumentation, une habileté certaine à manier les outils graphiques, et sutout un solide réseau ! Loin de moi bien sûr l'idée qu'un comptable ne doive pas maîtriser ses quatre opérations, mais là encore, je ne pense pas que l'on ait besoin de mathématiques de haut niveau pour cela !

Pourquoi une telle place dans l'enseignement ?

En fait, les mathématiques sont plutôt un moyen de sélectionner les élèves pour distinguer ceux que l'on considère comme des « têtes bien faites ». C'est pourquoi les employeurs jouent le jeu, car ils pensent que les candidats ayant fait leurs preuves en mathématiques et dans les sciences dites exactes auront démontré leurs aptitudes à s'adapter dans des environnements professionnels complexes. Cette méritocratie est d'autant mieux acceptée par les parents d'élèves qu'ils voient dans les mathématiques un moyen d'offrir à leur progéniture des niveaux de salaire nettement plus élevés que la moyenne. Evidemment, les parents ont toujours l'aspect financier derrière la tête, et savent souvent le transmettre à leurs enfants lorsque ceux-ci montrent quelques dispositions dans cette science parfois ingrate.

Mais cela n'explique pas complètement cette situation dans laquelle les mathématiques tiennent le haut du pavé dans l'enseignement secondaire et une grande partie de l'enseignement supérieur, même dans des domaines où on ne les attend pas (médecine, commerce...). La raison essentielle tient à mon sens à une question de paradigme, que je développe dans la page changement de paradigme de mon site. En résumé, j'y explique que la controverse ptoléméo-copernicienne qui s'est déroulée dans la première moitié du XVIIe siècle a eu pour conséquence de discréditer la philosophie scolastique médiévale jugée trop spéculative. En 1623, dans un essai célèbre, l'Essayeur (il Sagiattore) Galilée affirmait que « le livre de l'Univers est écrit en langue mathématique ». Condamné en 1633 pour ses prises de position en faveur de l'héliocentrisme, Galilée n'en sera pas moins considéré comme le père de la science moderne. Descartes, lui aussi favorable à l'héiocentrisme, critique « cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » dans le (chapitre 6 du Discours de la méthode et prône une méthode scientifique dans laquelle les mathématiques jouent un rôle primoridal. Il fallait donc remplacer les enseignements de la scolastique par une formation fondée sur les mathématiques et les sciences physiques. Le remède de cheval appliqué en France à la Révolution a été la suppression des universités en 1793 et la création de nouvelles écoles (École polytechnique et École Normale Supérieure en 1794, puis bien d'autres écoles au XIXe siècle). Ce changement de paradigme explique certainement le prestige qui entoure aujourd'hui les mathématiques dans l'enseignement et dans la société.

Les mathématiques : une formation de l'esprit ?

Cela l'explique, mais cela le justftie-t-il dans le contexte actuel de crise écologique qui s'installe durablement en ce début de XXIe siècle (réchauffement climatique, extinction des espèces animales et végétales, raréfaction des ressources naturelles fossiles et métalliques...) ? Or là, justement, je ne suis pas convaincu de l'intérêt des mathématiques. Tel Descartes à son époque, je me prends à douter, mais d'une façon très différente de nos ancêtres des siècles passés. Mon esprit critique se réveille.

Un ensemble de faits d'actualité et un ensemble de lectures, que j'indique dans la page changement de paradigme de mon site, me laissent penser que le paradigme de la physique classique est dépassé, et que nous entrons dans un nouveau paradigme où l'explication des phénomènes par l'écologie tiendra une place centrale. Le théologien Jean-Claude Larchet pense en effet que, pour identifier les causes de la crise écologique actuelle, il faut remonter à la Renaissance du XVIe siècle, et considérer différents facteurs (il en décrit huit) tels que le rationalisme (cf Les fondements spirituels de la crise écologique). Dans cet ordre d'idées, les mathématiques peuvent rendre compte des aspects quantitatifs des phénomènes, mais pas des aspects qualitatifs. Or, lorsque l'on parle d'écologie, le qualitatif prime sur le quantitatif. En d'autres termes, il serait, selon moi, illusoire de croire que les mathématiques (de haut niveau s'entend) pourraient constituer une formation d'esprit adéquate pour résoudre tous les problèmes liés à la crise écologique, en tout cas telles qu'elles sont enseignées actuellement.

N'est-il pas réducteur de considérer avec Galilée que « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l'Univers, mais on ne peut le comprendre si l'on ne s'applique d'abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d'en comprendre un mot. Sans eux, c'est une errance vaine dans un labyrinthe obscur. ».(L'Essayeur, 1623) Il ne sera jamais possible d'appréhender les réalités des êtres vivants par les seules mathématiques, et encore moins de faire preuve de discernement dans les situations difficiles que l'on rencontre dans la vie !.La science moderne a introduit selon moi une vision réductrice du monde.

Revoir les programmes d'étude en fonction de l'urgence climatique

Les jeunes qui ont signé le manifeste étudiant pour un réveil écologique (il étaient près de 32 000 en février 2020) ont bien compris que la formation qu'ils reçoivent ne les prépare pas à relever le défi de la crise écologique et climatique du XXIe siècle. Ils déclarent en effet dans leur appel :

« Au fur et à mesure que nous nous approchons de notre premier emploi, nous nous apercevons que le système dont nous faisons partie nous oriente vers des postes souvent incompatibles avec le fruit de nos réflexions et nous enferme dans des contradictions quotidiennes.».

C'est donc l'ensemble des programmes d'études dans l'enseignement supérieur, mais aussi secondaire, qu'il faudrait revoir dans les prochaines décennies pour s'adapter au changement climatique, en mettant la formation autour des questions environnementales et sociales au cœur des programmes.