Raréfaction des ressources

Empreinte écologique

L'empreinte écologique de l'humanité a dépassé la biocapacité mondiale au milieu des années 1980

Le XXIe siècle sera une période où les ressources naturelles seront de plus en plus rares. Cela concernera toutes les ressources : les énergies fossiles (pétrole, gaz naturel et charbon avec leurs formes non conventionnelles), l'uranium, l'eau, les terres agricoles, mais aussi les métaux. Les ressources restant disponibles ne seront exploitables que sous des contraintes économiques, environnementales et sociales de plus en plus difficilement acceptables par la société, alors que le risque climatique se confirme. En parallèle, la population mondiale va continuer à croître, surtout dans les pays les moins avancés. Enfin, tous les pays du monde revendiquent aujourd'hui un niveau de vie sur le modèle occidental : les grands pays émergents, mais aussi les pays en développement et les pays les moins avancés. Dans ce contexte particulièrement contraint, cet article a pour ambition de présenter les grandes lignes des principales solutions que l'on peut aujourd'hui entrevoir sur la façon de gérer les informations. Un préalable à caractère géostratégique s'impose compte tenu du rôle dominant des États-Unis dans la gestion de l'information.

Le XXe siècle : abondance des ressources

Le XXe siècle a été caractérisé par la disponibilité de ressources naturelles abondantes et bon marché. Comme source d'énergie, au charbon, on a préféré le pétrole, plus facilement transportable et transformable. Toutes les matières premières étaient également abondantes et bon marché. La croissance économique a été continue, hormis pendant les deux guerres mondiales, et lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1979.

Les États-Unis ont tiré profit des deux guerres mondiales pour devenir une très grande puissance. Ils ont pour cela fait preuve de capacités d'organisation exceptionnelles : pendant la Première Guerre mondiale, ils ont su mettre en place une logistique capable d'amener sur le front les militaires venus d'outre-Atlantique ; pendant la Seconde Guerre mondiale, ils ont mis en œuvre le plus grand projet industriel de l'Histoire, celui de la construction du matériel militaire de l'armée qui a débarqué en Normandie. Les aptitudes des Américains dans la gestion de l'information, apparues avec l'utilisation des techniques mécanographiques dès le recensement de 1890, et confirmées par l'invention de l'informatique dans les années 1940, ont positionné les États-Unis comme la principale superpuissance de l'après-guerre. Dans son discours d'investiture en 1949, le président Harry Truman a popularisé le mot « développement » en prônant une politique d'aide aux pays sous-développés, grâce à l'apport de la connaissance technique des pays industrialisés (« the key to greater production is a wider and more vigorous application of modern scientific and technical knowledge »). Il affirme que « tous les pays, y compris les États-Unis, bénéficieront largement d'un programme constructif pour une meilleure utilisation des ressources mondiales humaines et naturelles ».

C'est donc tout naturellement qu'un modèle de croissance inspiré des États-Unis s'est mis en place dans l'après-guerre. L'instrument de mesure de la croissance, le produit intérieur brut, inventé en 1934 par  l'économiste américain Simon Kuznets, se réfère à des critères exclusivement économiques, étant donné que les ressources naturelles étaient en quantités largement suffisantes.

Une première alerte s'est produite avec le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance, en 1972, intitulé The Limits to Growth. Ces inquiétudes ont été confirmées par les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979. En outre, l'opinion publique prenait conscience à travers les photographies de notre planète prises depuis la Lune ou depuis les capsules Apollo que notre planète était fragile, et qu'elle devait être protégée. Le monde occidental a alors commencé à prendre conscience de la finitude des ressources naturelles disponibles sur la Terre. Les mouvements écologistes sont apparus dans les années 1970. Le premier ouvrage philosophique qui a exprimé ces préoccupations a été Le Principe responsabilité publié par Hans Jonas en 1979.

Contrairement à une idée reçue, les États-Unis n'ont pas échappé à cette prise de conscience mondiale. On trouve aussi de puissants mouvements écologistes aux États-Unis (Greenpeace). Comme nous allons le voir, la stratégie qu'ils ont développée à la suite des premières menaces sur la disponibilité des ressources est essentiellement inspirée de cette problématique.

La fin des annés 1980 est une période charnière dans l'élaboration de cette stratégie. On répète fréquemment que l'ère Reagan-Thatcher a été celle de la mise en place d'une politique néo-libérale et on a appliqué de manière caricaturale une étiquette « ultralibérale » aux États-Unis. Il est exact que cette politique a entraîné la dérégulation des marchés financiers qui a conduit à la crise que nous connaissons depuis 2007. Mais, comme le montre le livre L'autre guerre des États-Unis, Économie, les secrets d'une machine de conquête, par Éric Denécé et Claude Revel, les États-Unis ont en réalité mis en place, depuis la fin des années 1980, une politique d'intervention systématique de l'État dans les affaires économiques.

Par la suite, les États-Unis ont négocié avec l'Arabie Saoudite des accords permettant de faire baisser le prix du brut, qui ont abouti au contre-choc pétrolier de 1986. La baisse du prix du pétrole a entraîné une baisse considérable des revenus financiers de l'Union Soviétique, et a constitué l'une des causes principales de l'effondrement du bloc soviétique en 1989. Les États-Unis sont apparus alors comme l'unique superpuissance mondiale. Les stocks d'uranium militaire soviétiques ont été rendus disponibles à l'industrie nucléaire civile, ce qui a fait baisser le prix de l'uranium et fait perdre tout intérêt à court terme dans les filières nucléaires autres que celles utilisant l'uranium comme combustible.

La stratégie américaine depuis la fin des années 1980 : la domination par la connaissance considérée comme une ressource

Nous allons maintenant nous intéresser à la stratégie mise en place par les États-Unis depuis la fin des années 1980. En effet, des inquiétudes se sont fait jour dans les années 1980 sur les risques de déclin de la puissance américaine, notamment à la suite de l'échec américain au Vietnam.

Selon un expert qui s'est avéré bien informé, l'une des personnalités les plus influentes aux États-Unis a été l'économiste Paul Romer. Ce professeur à l'université Stanford a développé des réflexions sur la limitation des ressources naturelles. Pour cette raison, il a été surnommé post-scarcity-prophet dans un article de la revue Reason en 2001. Le fondement de sa pensée est que considérer la connaissance et l'information comme une ressource est ce qui crée de la croissance économique (cf . Ronald Bailey, revue Reason, décembre 2001). Il a ainsi développé une théorie de la croissance endogène. Les États-Unis ont défini sur cette base une stratégie globale permettant selon eux de surmonter les risques de pénuries de ressources naturelles. Cette stratégie fait intervenir la plupart des domaines, non seulement les ressources, mais aussi la technologie, la législation, le marché, les normes, etc. Elle doit leur permettre de conserver une position de domination mondiale, et notamment d'éviter que les États-Unis ne soient supplantés par les grands pays émergents d'Asie. Elle se met en œuvre par l'intermédiaire d'un ensemble d'organisations gouvernementales, qui ont de nombreuses ramifications à l'international (WBCSD, chambre de commerce internationale etc., voir Éric Denécé, et Claude Revel, L'autre guerre des États-Unis, chapitre « Une nouvelle dynamique : l'advocacy policy », p. 71 à 118). L'influence américaine se manifeste dans le monde par le fameux soft power, ainsi que par une politique systématique de définition de normes, qui imposent les standards et donc les produits américains, notamment dans les techniques de l'information et de la communication (TIC), et bien sûr sous un angle plus culturel par l'usage de l'anglo-américain.

Dans les faits, la stratégie américaine accorde la primauté à la « technologie », considérée comme le principal levier d'action de la connaissance. Un commentaire s'impose sur le mot « technologie », qui existe dans la langue française depuis 1656 (cf le dictionnaire historique de la langue française), avec le sens d'étude de la technique (du grec tekhnê et logos). Sous l'influence du mot anglo-américain technology, il a pris un sens un peu différent, proche de celui du mot technique, pour désigner des techniques de pointe, modernes, complexes, avec une connotation méliorative, publicitaire ou politique. C'est semble-t-il l'Américain Jacob Bigelow qui est à l'origine de ce sens dérivé, qu'il emploie dans son ouvrage elements of technology en 1829. Il est à noter que Bigelow a été très influencé par l'ingénieur John Elster, qui avait publié The Paradise Within the Reach of All Men, Without Labor, by Power of Nature and Machinery, et qui voyait dans la technique une dimension religieuse (cf l'article technologie de l'encyclopédie de l'Agora). Derrière l'usage du mot technologie se profile donc la promesse d'un monde meilleur. La technologie devient la solution ultime à tous nos problèmes, la planche de salut de l'humanité. On retrouve cette importance accordée à la technologie chez l'historien des sciences américain Melvin Kranzberg (Kranzberg's laws of technology). Une recherche Google sur le mot technologie (en français) fournit 241 millions de résultats, et une recherche sur le mot technology (en anglais) fournit 2,870 milliards de résultats...

Ajoutons que, dans l'esprit des stratèges américains, le monde se partage en trois grandes zones : les États-Unis qui conçoivent, l'Asie qui produit, et l'Europe qui consomme. Les États-Unis sont le cerveau de la planète et conservent de la sorte la suprématie mondiale.

En parallèle à cette vision économique, les Américains ont développé des systèmes informatiques en réseau particulièrement puissants, qu'ils ont employés lors des deux guerres du Golfe. Ce sont des salles d'opérations (connues familièrement sous l'expression « war rooms ») qui permettent de coordonner les différentes composantes de l'armée et de prendre des décisions rapidement. Il s'agit du concept de Network Centric Warfare (guerre centrée réseau), bien connu de nos militaires et de certains de nos experts en intelligence économique. Le concept a été généralisé à l'industrie, d'abord les industries d'armement et l'aéronautique, puis d'autres industries avancées, sous le nom de network centric operations. Il constitue en quelque sorte le système nerveux central de la puissance américaine, qui se déploie dans le monde entier, et assure la suprématie américaine encore aujourd'hui. Le NCW repose sur une stratégie données en réseau-centré (NCDS), dont les trois composantes sont les communautés d'intérêts, les standards de métadonnées, et les services d'entreprise Global Information Grid

Selon l'expert déjà cité ci-dessus, les Américains auraient changé de paradigme, et la France serait restée bloquée dans un ancien paradigme. Des recherches approfondies permettent effectivement de montrer qu'un changement de paradigme est en cours à notre époque (voir www.pautard.e-monsite.fr). En prenant un peu de recul, on se rend compte que la stratégie américaine actuelle s'inspire finalement beaucoup du discours de Harry Truman de 1949, qui fondait la puissance américaine sur la connaissance scientifique et technique. On pourrait remonter jusqu'au siècle des Lumières, puisqu'à cette époque, on pensait que les sciences et techniques devaient être le moteur du progrès. Concernant plus particulièrement les techniques de l'information et de la communication, les influences remontent à Norbert Wiener (Philippe Breton, L’utopie de la communication. Paris : La Découverte, 1992).

La stratégie américaine a été déployée de manière tout à fait discrète, en maîtrisant les enjeux contradictoires de l'intelligence économique, les alliés géopolitiques pouvant être des adversaires géoéconomiques. Il semble qu'elle ait été mise en œuvre conformément à des principes connus dans la guerre de l'information sous le nom de perception management (en français, gestion de la perception), en s’appuyant sur une gamme étendue d’outils psychologiques et de communications, tout en restant dans un cadre légal, et en jouant sur de multiples influences, notamment culturelles et linguistiques. Selon le Département de la Défense américain (DoD), le perception management « recouvre les actions consistant à fournir et/ou à camoufler une information sélectionnée et des indices à des audiences étrangères de façon à influencer leurs émotions, leurs motivations et leurs raisonnements objectifs ». En exploitant les failles psychologiques de ses cibles, elle a notamment permis de déjouer les stratégies classiques du faible au fort dont les États-Unis avaient été victimes au Vietnam :

  • en brouillant les canaux de collecte et d'analyse ;
  • en handicapant / paralysant les processus de décision ;
  • en modifiant la perception des décideurs.

La stratégie américaine repose donc essentiellement sur le triptyque connaissance-technologie (Paul Romer...) / Network Centric Operations / Perception management (DoD).

Les effets induits de cette stratégie dans le monde

Nous pouvons aujourd'hui constater les effets de la stratégie américaine dans le monde.

Dans un premier temps, il a y eu logiquement une expansion considérable des « technologies de l'information et de la communication ». L'Internet est venu amplifier encore ce développement à partir des années 1990.

En France, nos stratèges, influencés semble-t-il par l'idéologie saint-simonienne (Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux. PUF, collection Politique éclatée, 2è édition, 1998), ont pensé que l'économie, portée par la vague des « nouvelles technologies », allait se spécialiser dans les services. On a parlé de « société de l'information », d'« économie des services », d'« économie de l'immatériel, » d'« économie du savoir », d'« économie de la connaissance », d'« économie post-industrielle » etc. On s'est mis à employer l'adjectif « virtuel » pour tout ce qui concerne les « technologies de l'information et de la communication ». La dématérialisation a même fait partie de la stratégie de beaucoup d'experts en développement durable, lorsqu'il s'agissait d'éviter l'usage du papier dans la gestion des flux physiques. On a parlé du « zéro papier », sans que la consommation globale de papier ne diminue pour autant. Le concept américain de perception management s'est montré remarquablement efficace avec les Français, réputés individualistes, à l'esprit cartésien mais aussi cloisonné.

Ce type de raisonnement, qui ressemble plus à une idée reçue ou à un mythe, a conduit notamment à des affirmations non argumentées, telles que celle-ci, qui figure dans le rapport TIC et développement durable de décembre 2008, établi par des membres du Conseil général de l'environnement et du développement durable et des membres du Conseil général des technologies de l'information« Globalement, les TIC ont un apport positif pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre (équivalents CO2) ».

Il y a eu depuis quelques années une explosion des données non structurées, connue sous l'expression Big data. Compte tenu de la consommation de métaux induite par l'usage des TIC, Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon ont clairement conclu que la dématérialisation était un mirage en termes de consommation de ressources (Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel avenir pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, EDP Sciences, p. 51).

Pour autant, la consommation d'énergies fossiles n'a pas diminué. Les émissions de gaz à effet de serre continuent d'augmenter, notamment du fait de la forte croissance dans les grands pays émergents, et le risque de réchauffement climatique se confirme. L'empreinte écologique de l'humanité, qui avait atteint le niveau de la biocapacité de la Terre dans les années 1970, a atteint 130 % de la biocapacité de la Terre dans les années 2000.

La croissance économique n'a jamais été forte dans la plupart des pays occidentaux depuis la fin des années 1980, à l'exception de la période 1996-2001, où la résolution du problème de l'an 2000 et, en Europe, le passage à l'euro ont semble-t-il stimulé les investissements. À partir de 2007, le laisser-faire financier a conduit à la plus grande crise économique que l'Occident ait connu depuis la Grande dépression des années 1930, et les perspectives restent moroses en ce début d'année 2013. La mollesse de la croissance, voire la stagnation économique, a conduit à l'augmentation du chômage.

Les interventions publiques pour résoudre les problèmes des établissements financiers lors de la crise financière ont entraîné un surendettement inquiétant de beaucoup d'États occidentaux.

Concernant la résolution du problème des ressources naturelles qui était l'objectif initial, on constate que, du fait de l'effet rebond, la consommation d'énergies fossiles n'a pas diminué. Dans les pays émergents, elle a même fortement augmenté, avec les risques liés à la déplétion que cela entraînera lorsque le pic pétrolier surviendra. Les prix de toutes les ressources sont en augmentation, que ce soit l'énergie, l'eau, les produits agricoles, ou encore les métaux. Le plus préoccupant, pour le moyen et le long terme, c'est que le problème de raréfaction des ressources s'est globalement plutôt aggravé dans le monde.

Actuellement, les États-Unis n'ont presque plus de dépendance énergétique extérieure, en raison de l'exploitation de gisements de gaz non conventionnel (dont le gaz de schiste n'est qu'une partie), de pétrole non conventionnel, et le développement des énergies renouvelables, tandis que les réserves de charbon restent abondantes, et que le nucléaire continue de fournir 20 % de l'électricité. Cependant, les réserves d'eau s'amenuisent : le niveau de la nappe d'Ogallala baisse. Cette nappe, aussi étendue que la France, alimente en eau d'irrigation de vastes plaines agricoles.

En Europe, la dépendance énergétique extérieure s'est aggravée, à cause du tarissement des réserves de pétrole, de gaz, de charbon, de l'absence de pétrole non conventionnel, des difficultés à exploiter les gaz non conventionnels, et des réticences de certains pays européens à continuer à exploiter des centrales nucléaires, tout cela sur un territoire exigu. La politique énergétique de l'Union européenne s'est focalisée dans les faits sur la libéralisation du marché de l'énergie. L'Union a simplement imposé un quota d'énergies renouvelables pour 2020. Par ailleurs, le risque climatique s'est plutôt aggravé, en se manifestant par des alternances de sécheresses et d'inondations violentes. Du point de vue institutionnel, l'expression « développement durable » apparaît dans le traité d'Amsterdam mis en application le 1er janvier 1999. La stratégie de Lisbonne (2000) vise à préparer la transition vers une société et une économie fondées sur la connaissance, au moyen de politiques répondant mieux aux besoins de la « société de l’information». Le problème de raréfaction des ressources n'était pas encore évoqué, et il n'y a pas encore de cadre cohérent pour réduire les risques à moyen et long terme qui y sont liés. La stratégie française d'économie des services a conduit à des délocalisations dans les pays émergents (ce que recherchaient les Américains), et à une forte diminution du poids de l'industrie dans la richesse nationale, sans pour autant qu'il y ait de diminution de la consommation de ressources. Ce phénomène a été heureusement moins marqué dans d'autres pays européens. Nous nous apercevons aujourd'hui de cette erreur stratégique (Jean-Louis Levet, Réindustrialisation, j'écris ton nom, Jean-Jaurès Fondation, 2012), et le gouvernement français a créé un ministère du redressement productif. Il semble que les techniques habiles de guerre de l'information des États-Unis (perception management) aient détourné nos dirigeants des véritables enjeux à long terme. Un espoir existe cependant avec l'initiative Matières Premières 2008 de la Commission européenne, et la consultation publique qui a eu lieu de juin à septembre 2010 dans les différents États de l'Union.

Les grands pays émergents sont ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu. La croissance économique reste forte en Chine, mais pour combien de temps ? La Chine a eu l'intelligence de mettre en place une stratégie d'économie circulaire, consistant à recycler massivement les ressources. Elle a également conclu de nombreux partenariats stratégiques dans le monde pour assurer les approvisionnements en matières premières. Pour subvenir à ses besoins alimentaires, elle a mené une politique systématique d'accaparement des terres dans de nombreux pays du monde, en violation des droits de l'homme. Cependant, la Chine et l'Inde sont confrontées à de graves problèmes environnementaux : les ressources en eau par exemple, pour l'agriculture dans les grandes plaines de Chine du Nord et du Pendjab notamment, sont limitées, et le niveau des nappes phréatiques baisse.

Un rapport du PNUE en 2010 et une étude de l'association des centraliens ont montré que le développement de nouvelles industries, en particulier des technologies de l'information et de la communication et des technologies dites « vertes » ont entraîné une forte augmentation de la consommation de nombreux métaux. Dans les années 1970, on consommait moins de 20 métaux. Aujourd'hui, on pioche dans presque toute la table de Mendeleiev et on consomme environ une soixantaine de métaux. Les réserves pour la plupart de ceux-ci sont aussi limitées, en nombre d'années de production, que celles du pétrole, soit souvent autour d'une quarantaine d'années. Les concentrations en métal des minerais diminuent, les techniques d'extraction sont très consommatrices d'énergie, et souvent polluantes (cas des terres rares) (Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel avenir pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, EDP Sciences).

Pourquoi un bilan aussi mitigé ?

Nous allons tenter d'expliquer pourquoi le bilan est aussi décevant. Revenons à ce qui est au cœur de la stratégie américaine : la connaissance. 

Les experts en ingénierie des connaissances (knowledge management) nous expliquent que la connaissance peut prendre deux formes : la connaissance implicite, celle qui est dans nos têtes, et la connaissance explicite, celle que nous mettons en forme sur des supports physiques (documents papier, systèmes informatiques etc.) pour pouvoir retrouver facilement la grande quantité d'informations que nous amassons. Depuis les débuts de l'histoire et l'invention de l'écriture, la connaissance implicite a toujours été accompagnée de connaissance explicite. A certains moments, l'homme a dû changer de techniques. Après le papyrus est arrivé le parchemin, puis le papier, puis les documents imprimés.

Depuis le XXe siècle, notre civilisation est passée massivement à des supports électroniques. Et on constate que ces supports sont eux-mêmes fortement consommateurs de ressources : des métaux (terres rares, tantale, gallium, indium, platine, palladium, or, argent). Les analyses de cycle de vie ont fait l'impasse sur la plupart de ces métaux, dont le taux de recyclage est souvent inférieur à 1 % (cf le rapport du PNUE) ! L'erreur qui a été commise a été de négliger la consommation des métaux, de l'énergie nécessaire pour extraire / transporter le minerai et produire les métaux, et de l'énergie nécessaire pour produire les composants, en alliages ou composés chimiques, de plus en plus complexes utilisés par les technologies modernes de toutes sortes.

Les experts en développement durable distinguent deux formes de durabilité : la durabilité forte, dans laquelle le capital des trois piliers du développement durable (environnement, social, économique) n'est pas substituable ; et la durabilité faible, où le capital des trois piliers est substituable. On en vient à ne plus parler de durabilité, mais de substituabilité (règle de Hartwick). La stratégie des États-Unis, largement inspirée des idées de Paul Romer, est clairement une stratégie de durabilité faible : la connaissance (liée au pilier social) se substitue aux ressources naturelles (liées au pilier environnemental). La situation actuelle montre qu'une stratégie de durabilité faible conduit à moyen et long terme à une impasse, puisque les ressources en métaux, notamment, diminuent fortement.

À cela s'ajoute le fait que les quantités de matières consommées de toutes sortes s'accroissent, puisque, comme le montre Jean-Marc Jancovici dans son site internet, statistiques à l'appui, les flux de matières et les flux d'informations suivent des courbes sensiblement parallèles. Cela est parfaitement logique puisque l'information permet de gérer les flux de matière dans les activités commerciales. 

Parallèlement, l'accès à la connaissance devient plus problématique, du fait de l'énorme volume des Big data, de leur caractère non structuré, et souvent de leur faible valeur ajoutée : il est bien connu que trop d'informations tue l'information. Il en résulte un stress technologique et des risques psychosociaux (cf Yves Lasfargues, Halte aux absurdités technologiques, Éditions d'organisation, 2003), qui entraînent une démotivation et une diminution des performances des employés des entreprises.

Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon dénoncent le pari du tout technologique dans la recherche du rendement et de l'efficacité, qui ne peut aboutir in fine qu'à l'épuisement des ressources en métaux (Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel avenir pour les métaux ? Raréfaction des ressources : un nouveau défi pour la société, EDP Sciences, p. 24-25).

Le grand gourou du passage à l'an 2000 (Y2K), Peter de Jaeger, est lui-même tombé dans le piège du tout technologique dans sa nouvelle activité, qu'il intitule « Managing change and technology ».

Les théories de Paul Romer légitiment, en fournissant un fondement théorique (avec la règle de Hartwick sur la substituabilité), l'obsolescence programmée du matériel informatique provoquée par le renouvellement incessant des logiciels, qui conduit à un gaspillage accéléré des ressources naturelles (Frédéric Bordage, greenIT.fr, « Logiciel : la clé de l’obsolescence programmée du matériel informatique », mai 2010).

La métaphore du bateau à roues employée par les Américains

Je vais maintenant tenter d'expliquer comment je perçois la stratégie américaine à la lumière des souvenirs que j'ai de ce que m'a dit l'"expert bien informé" de la stratégie américaine depuis la fin des années 1980 (titre de section ci-dessus), qui est le résultat de leurs cogitations collectives consécutives à leur échec cuisant pendant la guerre du Vietnam, et de leur peur viscérale d'un recul historique de leur puissance dans le monde.

L'expert, sur le fondement de recherches effectuées pendant une quinzaine d'années, a pu conclure que les Américains imaginent qu'il leur sera possible de passer un cap difficile (j'interprète ce cap comme étant le cap d'un redémarrage économique à la transition entre le IIe et le IIIe millénaire), grâce à un bateau qui vogue paisiblement sur l'océan, où se trouve un iceberg. L'expert m'a parlé d'un grand disque avec une douzaine de secteurs, chacun représentant pour eux un secteur de la connaissance (système juridique, normes, technologie informatique, etc). Les douze secteurs étaient censés couvrir toute la connaissance, de sorte qu'ils étaient censés leur fournir une puissance telle qu'ils n'auraient aucun risque de perdre leur hégémonie dans le monde.

 

Bateau àa roue sur le Mississipi

Deux bateaux à roues équipés de machines à vapeur (inventées par des Français) montant et descendant le Mississipi au XIXe siècle

Voici quelle est mon interprétation (l'avenir dira si elle correspond à la réalité) :

  • Le bateau sur l'océan symbolise les bateaux à roues à aubes qui montaient et descendaient le Mississipi au XIXe siècle une fois la Louisiane française incluse dans le domaine territorial .américain à la suite de sa vente par Napoléon aux Etats-Unis en 1802, pour une bouchée de pain ; ces bateaux à roues étaient les premiers bateaux équipés de machines à vapeur, grâce d'ailleurs à une invention française ;
  • L'iceberg symbolise le traumatisme subi par les Anglosaxons (Anglais et Américains) à la suite du naufrage du Titanic en 1912, que l'on ressent bien grâce au succès mondial du film de James Cameron Titanic en 1998 ; souvenons-nous de la femme qui s'exclame, depuis son canot de sauvetage : "Dieu tout puissant !" lorqu'elle voit le paquebot s'engloutir définitivement dans les flots de l'océan.
  • L'océan ne correspond plus seulement symboliquement au seul fleuve Mississipi, mais symbolise maintenant la Terre entière, avec l'espace proche (satellites artificiels).

Donc, si vous avez bien compris ces trois métaphores, et si vous me suivez bien, les Américains se sont construits une sorte de super-bateau à roues à aubes, dont les roues à aubes contiennent toute la connaissance du monde, et qui leur permettra de rester maître des océans, contre leurs rivaux ancestraux les Européens (surtout les Français), mais aussi la Chine. Il va de soi que pour que cette stratégie réussisse, il est de leur intérêt que l'Europe ne soit pas trop unie, et qu'ils aient un point d'entrée à la Commission européenne à Bruxelles (où l'on parle maintenant essentiellement anglais) pour entretenir les divisions internes de l'Union européenne. Donc, tout en se présentant comme les amis traditionnels des Français, qui leur ont permis d'acquérir leur indépendance en 1776, et en se présentant aux commémorations des deux guerres mondiales (n'oublions pas que leur rôle fut décisif lors de ce que nous Français appelons la Grande Guerre), ils font tout pour casser l'amitié franco-allemande (selon l'adage bien connu diviser pour mieux régner), et en seraient prêts à soutenir des régimes extrêmes qui n'ont pas assez d'intelligence pour percevoir leurs intentions. Ils font tout pour mettre les Anglais dans leur camp. Ils seraient probablement prêts à utiliser n'importe quel moyen, y compris toutes sortes d'extensions de droits aux homosexuels (en jouant sur les sentiments), pour satisfaire cette ambition. En jouant sur notre naïveté, ils font aussi tout pour entretenir l'illussion des populations mondiales qu'une certaine connaissance de la langue américaine permet d'asseoir la puissance d'un pays ou d'un continent (je pense à l'europe, dont l'unité linguistique n'est pas aussi forte que celle des Etats-Unis et de la Chine). Ils organisent une union transatlantique à l'insu des populations européennes.

Comme me l'avait expliqué l'expert, ils avancent silencieusement leurs pions sur l'échiquer mondial, de façon à ce que personne ne s'aperçoive de ce qu'ils font.

Leur stratégie est beaucoup plus difficile à décoder que celle des Chinois, qui, reposant sur des principes bimillénaires, est connue de tous les stratèges occidentaux.

Je rappelle qu'ils ont construit une stratégie de perception management :

  • brouiller les canaux de collecte et d'analyse ;
  • handicaper / paralyser les processus de décision ;
  • modifier la perception des décideurs.

Ils jouent sur le manque de culture stratégique des dirigeants européens dans leur ensemble, et surtout des dirigeants politiques français, dont le spectacle du comique de leurs agissements ne peuvent que servir leurs intérêts.

Le principe de réalité montre bien que, quelle que soit leur puissance, ils sont dans l'illusion.

Conclusion : un changement de modèle

Pour relever le défi de la raréfaction des ressources naturelles, il est souhaitable de mettre du sens dans les systèmes d'information, et de permettre à la société civile de participer aux réflexions du marché. Il faudra s'orienter vers un changement de modèle des systèmes d'information. Ce changement aura sans doute son corollaire dans l'économie. Le capitalisme était fondé au XVIIIe siècle sur des ressources naturelles abondantes sur le sol de l'Europe, avec des perspectives encore plus larges du fait de la colonisation : Adam Smith soulignait les « bons effets naturels du commerce des colonies » sur l'économie de l'Angleterre (Adam Smith, La Richesse des Nations, GF Flammarion, tome II, livre IV, chapitre VII, section 3, Des avantages qu'a retirés l'Europe de la découverte de l'Amérique, et de celle d'un passage aux Indes par le Cap de Bonne-Espérance, p. 223). Plusieurs ouvrages parus depuis quelques années, certains avant la crise des subprimes, montrent que la crise actuelle est profonde, et pas seulement liée aux subprimesClaude Bébéar et Philippe Manière, Ils vont tuer le capitalisme, Plon, 2003 ; Joseph Eugene Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Le livre de poche, 2005 ; Paul Jorion, Vers la crise du capitalisme américain ?, Paris, La Découverte, 2007 ; Bernard Perret, Le capitalisme est-il durable ?, Carnets nord, 2008 ; Paul Jorion, Le capitalisme à l'agonie, Fayard ; Gaël Giraud et Cécile Renouard, Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009.

Dans Éco-économie : une autre croissance est possible, écologique et durable (2001), Lester Brown affirme que nous avons aujourd'hui besoin, dans notre conception du monde, d'un bouleversement analogue à celui de la révolution copernicienne, dans la façon dont nous envisageons la relation entre la planète et l'économie : « Cette fois-ci, la question n'est pas de savoir quelle sphère céleste tourne autour de l'autre, mais de décider si l'environnement est une partie de l'économie ou l'économie une partie de l'environnement. » Selon lui, « la conception des économistes brouille nos efforts de compréhension du monde. Elle a créé une économie qui n'est pas en phase avec l'écosystème dont elle dépend. » Il poursuit en soutenant que « la théorie économique et les indicateurs n'expliquent pas comment l'économie perturbe et détruit les systèmes naturels de la planète ». Il explique que lorsque l'observation ne soutient plus la théorie, il est temps de changer de théorie, ce que l'historien des sciences Thomas Kuhn appelle un changement de paradigme dans la Structure des révolutions scientifiques.

Les Européens auraient grand intérêt à construire une stratégie s'appuyant sur la richesse culturelle et linguistique de l'Europe (notre force), en veillant à décloisonner les organisations (notre faiblesse) pour déjouer la tactique américaine qui consiste à dissocier les aspects géopolitiques et géoéconomiques (perception management). Il faut définir une géostratégie cohérente autour de la notion de durabilité forte (l'opportunité), pour répondre au défi de la raréfaction des ressources (la menace). En fait, de nombreuses organisations internationales (Nations unies, Banque mondiale, WBCSD), influencées par des théories inspirées de l'école néoclassique, se sont plutôt orientées vers des stratégies de durabilité faible, et cette stratégie prévaudrait même actuellement dans l'Union européenne (Plamena Halacheva, Institut européen des hautes études internationales, Vers une nouvelle politique de développement durable de l'Union européenne ? Le défi régional, p. 16, 2006/2007). Nous avons vu que l'approche de durabilité faible conduit à une impasse, à cause de la raréfaction des métaux. Ce que nous proposons n'est pas une voie facile, mais c'est dans cette direction que se trouveront les plus grands bénéfices à long terme, non seulement pour l'Europe, mais aussi pour le monde.

Bibliographie

Voici deux ouvrages qui ont particulièrement retenu mon attention pour bâtir cette réflexion :

  • Naissance de l'Amérique moderne XVIe - XIXe siècle
    • de Hélène Trocmé, maître de conférences à l'université Paris I - Sorbonne (Centre de recherches en histoire nord-américaine)
    • et Jeanine Rovet, enseignante en classe préparatoire HEC et à l'université Paris I - Sorbonne, a publié America America, trois siècles d'émigration aux Etats-Unis
  • Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, Quel futur pour les métaux ? Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, EDP Sciences, avec le concours de l'association des Centraliens